The Fire inside Us

- Prologue -

J’ai si mal !
Mon corps tout entier se désagrège, une déchirure sale qui part du cœur et s’étire dans les deux sens, bousillant mon cerveau et disloquant mes membres. Les deux mains plaquées contre ma poitrine, je n’arrive plus à respirer. J’ai 17 ans, et je suis en train de mourir.
Voilà, il est arrivé, ce moment que mamie Maddie me prédit depuis des années, celui où l’amour te plante un pieu entre les côtes, et où tu n’as plus qu’à te recroqueviller sur toi-même pour pleurer pendant des semaines, des années, puis le reste de ta vie inutile. Ce moment où tu comprends exactement le sens du mot « douleur », parce que c’est ce que tu es devenue : une sorte de golem de souffrance infinie, aiguë, qui te lacère de l’intérieur.
Le mur Facebook de cette garce de Candice exhibe une photo de Charlie torse nu, tout juste couvert par une couette d’un rose écœurant. Il semble à peine réveillé et affiche cette moue détendue que je connais si bien, et qui, je le croyais bêtement, m’était réservée. Quelle naïveté ! Je me serais giflée. Il est d’une beauté cruelle, tout en innocence tranquille, les cheveux en bataille, une jambe reposant sur le drap. Et à côté de lui, prenant la pose pour ce selfie ignoble, Candice sourit de toutes ses dents, le maquillage impeccable. Elle ne porte qu’un pauvre débardeur trop court, qui ne laisse aucun doute sur l’activité à laquelle ils viennent de se livrer. Un hurlement animal sort de ma gorge. Comment a-t-il osé ? Charlie, ma vie, mon âme, dans le lit de cette conne ? Comment a-t-il pu me faire ça ? Il faut que je bouge, que je frappe quelque chose ! Candice, de préférence. Quant à Charlie… J’écrase le sanglot qui monte. Hors de question que je pleure ! Pas maintenant. La colère plutôt que les larmes.
– Qu’est-ce qui se passe ? lance ma sœur Clara en débarquant dans ma chambre sans frapper, comme d’habitude. Tu as besoin d’un coup de main avec tes exercices de maths ?
Je referme brutalement l’écran de mon ordinateur portable, manquant de me coincer les doigts. Trop tard. Elle a vu. Elle porte la main à sa bouche et affiche une grimace horrifiée.
– Mais quelle salope ! s’écrie-t-elle.
Je hoche la tête, incapable de parler. Ma sœur entoure mes épaules de son bras, et je lutte pour ne pas me dégager. Elle n’y est pour rien, mais je n’ai surtout pas envie d’être consolée. Le grand vide dans mon ventre continue de s’étendre, affreusement douloureux, grignotant sans pitié chaque parcelle de moi. Tout est dévoré. Ces deux dernières années de fous rires avec Charlie, nos doigts entrelacés, nos confidences dans sa petite chambre sous les toits, nos explorations de la montagne. Chaque seconde avale un nouveau souvenir, le traîne dans la boue avant de le désintégrer. Son regard fier posé sur moi après le prix que j’ai obtenu pour une de mes photographies. Disparu. La chanson qu’il m’a écrite et qu’il me chantait atrocement faux juste parce que ça me faisait rire. Écrasée. Sa peau contre la mienne, alors que nous avions fait l’amour pour la première fois. Aspirée dans le grand tourbillon de néant qui est en train de tout engloutir. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je refuse de comprendre. Ce n’est pas possible ! Charlie et moi, on vaut mille fois mieux que cette photo sordide.
Arrête d’être stupide ! Tu sais très bien ce que tu as vu. Et ne joue pas l’autruche, ce serait pathétique.
Une boule brûlante se loge dans mon ventre, une colère noire et visqueuse monte dans mes veines. Putain ! Dans un cri viscéral, je balaie du bras tout ce qui se trouve sur mon bureau, ordinateur compris. Mes classeurs, stylos, livres de cours, carnets, tout s’écrase au sol dans un bruit sourd. Je récupère un cahier qui a échappé à la chute et le jette de toutes mes forces contre le mur. Deux pages s’en libèrent et s’envolent. Je les saisis et les déchire en petits morceaux, avant de m’apercevoir qu’il s’agit du devoir d’histoire que je dois rendre demain. Merde !
Je voudrais hurler encore et encore pour libérer la rage incandescente qui me détruit. Ma grande sœur me prend de nouveau dans ses bras et se blottit contre moi, m’empêchant de poursuivre mon œuvre de destruction.
– C’est bon, Sasha, arrête. Ça ne sert à rien. Je suis là.
Ses mots n’apaisent pas la colère dévorante que je ressens, mais Clara est inquiète, et je ne veux pas lui faire de mal en me libérant de son étreinte. Je la laisse m’enlacer quelques secondes et, quand je l’écarte, je lis dans son expression ce que je ne veux surtout pas entendre. Pitié, ne dis rien… Ma sœur hésite encore une seconde avant de prendre la parole, sans que je puisse l’en empêcher :
– Je croyais que vous aviez rompu le mois dernier ? À ton initiative…
Je me lève brutalement, et ma chaise de bureau roule à travers la chambre.
– C’était une pause ! Je l’aime plus que ma vie même ! Je ne respire que lorsqu’il est à côté de moi, je n’existe jamais avec autant d’intensité que quand il me regarde… Je sais que ça sonne comme des propos hystériques d’ado attardée, mais c’est la vérité, Clara, et tu le sais !
– Charlie ressent la même chose : il t’aime comme un dingue. Tout le monde autour de vous est jaloux de ce que vous possédez ! Sasha… personne ne comprend ce que tu as fichu !
Bien sûr, qu’ils ne comprennent pas. Moi-même j’ai du mal à mettre des mots sur ce qu’il s’est passé… Seule ma grand-mère, la froide et austère mamie Madeleine, m’a soutenue. Alors que je sanglotais ce matin-là, au-dessus de mon bol de céréales, elle m’a brièvement entourée de ses bras pour la première fois de ma vie et m’a chuchoté à l’oreille que j’avais pris la bonne décision. Qu’un amour aussi grand ne pouvait que causer de la souffrance et qu’il valait mieux y mettre un terme avant de s’y noyer. Ce qui arriverait fatalement, parce que la vie était dégueulasse.
Pourtant, jamais je n’aurais cru que Charlie tournerait la page si vite ! Moi, je me consume toujours d’amour pour lui ! L’image ignoble de Candice et lui est imprimée au fer rouge sur mes rétines, et ça brûle, et ça déchire, et ça me donne envie de vomir ! Notre rupture n’a pas le moins du monde entamé mes sentiments. Il s’agissait d’une pause dans notre relation, putain, pas d’une séparation définitive ! Et lui, il couche avec cette garce de Candice, une sylphide blonde à la cervelle de moineau, qui s’est empressée de poster leurs ébats sur les réseaux sociaux ! Elle doit vraiment triompher, elle qui rêve de lui mettre le grappin dessus depuis des mois…
Elle a 19 ans, comme lui. Ils sont en terminale, alors que je suis en première. Et depuis des mois, elle minaude, tente de s’asseoir sur ses genoux dès que j’ai le dos tourné, glisse sa main sur ses bras musclés par le sport comme pour en éprouver la solidité. Mais Charlie n’y a jamais prêté aucune attention. À chacune de ses tentatives, il l’a chassée, sans méchanceté parce que ce n’est pas dans sa nature de se montrer cruel. Son cœur et son corps m’appartiennent, et il n’y a tout simplement pas la place pour la moindre jalousie entre nous. Nous nous aimons avec trop d’intensité et d’évidence pour cela. Enfin, c’est ce que je croyais jusqu’à cet instant.
La colère me submerge tout à coup, chasse mes sanglots et m’enveloppe de sa brûlure réconfortante. D’un pas sec, j’enjambe mes affaires de cours qui jonchent le sol, prends ma veste et quitte ma chambre, sans prêter attention aux cris de ma sœur. La photo date de la veille, Charlie doit être de retour chez lui. Il a intérêt, en tout cas.
Je traverse la ville en courant. Charlie vit avec son frère chez Sofia, sa grand-mère. J’entre sans frapper dans leur chalet, et me rue à travers le salon aux lourds meubles de chêne sombre.
– Sasha, tu ne devrais pas…
Son frère essaie de m’intercepter, mais je suis folle de rage, comme anesthésiée.
– Ta gueule, Ben !
La bête tapie à l’intérieur de moi ne demande qu’à sortir pour bouffer tout le monde, et je la laisse s’exprimer. Je ne me maîtrise plus du tout mais je m’en fous. Une cavalcade de pas dans les escaliers en bois. La mine désolée, Charlie débarque et fait signe à son frère de s’écarter. Ben se décale mais demeure sur le côté, en soutien. Comme si Charlie avait besoin de lui ! Il fait une tête de plus que son aîné, et il pèse bien vingt kilos de muscles de plus que nous. Pourtant, à cet instant, je me sens de taille à lui coller une raclée.
– Sasha, je sais ce que tu dois penser, mais ce n’est pas ce que tu crois…
– Tu n’as pas trouvé mieux, comme excuse débile ? J’ai un trou à la place du cœur, là !
– J’ai le même depuis un mois, me répond-il tristement.
À cet instant, mon seul désir est de lui crier dessus. L’insulter, lui mettre une gifle retentissante peut-être, pour soulager mon immense chagrin. Mais une voix aiguë résonne à l’étage :
– Charlie, c’est qui ?
Il se décompose. Alors je perds la tête et tous mes repères s’effondrent. Candice, chez lui ? Dans la chambre où nous avons passé tant de moments précieux ? Il est capable de tout salir à ce point ? Quel enfoiré ! Je m’empare du premier objet qui me tombe sous la main, un fin vase en cristal qui trône sur une commode, et le lui balance avec violence. Je ne le rate pas. En plein dans le front. Le vase explose en une multitude de petits éclats tranchants. Charlie vacille, à demi assommé, une fine rigole de sang coulant entre les sourcils, tandis que Ben le rattrape. Ils doivent crier, mais je n’entends plus rien. Silence apaisant.
Pendant un instant comme suspendu, j’observe les dégâts, la mer de débris scintillants sur le sol. Ils accrochent joliment la lumière, et la renvoient, fragmentée en arc-en-ciel lumineux. Si je n’étais pas aussi furieuse, je prendrais une photo. Mais je suis hors de moi, comme possédée par cette fureur gigantesque qui me protège de l’anéantissement. Charlie me fait face, le regard fuyant. Je ne regrette pas mon geste, oh non, pas une seule seconde. Il mérite carrément pire ! Sofia surgit à son tour dans le salon, les yeux agrandis par l’incompréhension, une main sur la bouche. Charlie s’approche de moi, marchant sur les éclats de cristal de ses pieds nus, sans se soucier de se blesser. Il pose sa main sur mon bras.
– S’il te plaît, il faut qu’on parle ! C’est trop con. Toi et moi, on…
Je me dégage brusquement et m’enfuis par la porte restée grande ouverte. Je cours à travers la ville enneigée jusqu’au domaine du Haut-Val, notre propriété familiale. Ma rage ne s’est pas estompée. J’en veux à Charlie avec la force du désespoir. Je le hais. Il a couché avec Candice ! Il l’a embrassée, l’a caressée. A partagé avec elle tous ces gestes intimes que nous avons appris ensemble ! À cet instant, je comprends à quel point j’ai tout fichu en l’air. Jamais je n’aurais dû céder à la panique et rompre avec lui. J’aurais dû garder Charlie pour moi, et tant pis si nous n’en réchappions pas. J’aurais été heureuse de brûler à ses côtés. J’ai tout foiré. Je l’ai vraiment perdu, et je le déteste pour cela. À bout de souffle, je me rue vers le hangar.
Je me sens mourir.

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