Beyond Our Shadows

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Sian

Le soleil se lève à peine sur la côte basque, mêlant le ciel et l’océan dans cette même teinte trouble, presque opaque, que j’aime tant. Les constellations d’automne tombent dans l’eau. C’est terriblement beau. À plat ventre sur mon longboard, je laisse mon corps apprivoiser le mouvement des rouleaux, s’habituer aux langues froides de l’eau sur mes jambes. Le grondement enfle derrière moi. La puissance de l’océan, sa force me rassurent. Soudain mon instinct, plus que mes sens, m’avertit que la vague est là. Les battements de mon cœur s’accélèrent. D’un bond souple, je saute sur ma planche, jambes à demi pliées, bras en équilibre, et je dévale le mur liquide, poussée par des milliers de tonnes d’eau.
Le vent me fouette le visage, les gouttes d’eau me cinglent, s’écrasent dans mes cheveux. Mon cœur bat si vite qu’il couvre presque le grondement monstrueux des rouleaux. Je suis certainement la seule surfeuse assez cinglée pour venir chevaucher les vagues à cette heure-ci, quand les ombres se mélangent et rendent les reliefs dangereux. Je respire, et je crie mon excitation. Je ris à gorge déployée ! Je me sens puissante et libre. Pour quelques secondes je domine le monde ! Je suis seule dans l’univers, délivrée des regards et des jugements… Ça m’avait tellement manqué ! Je danse sur les déferlantes, seule au milieu des éléments, à ma place exacte dans l’univers, jusqu’à ce que l’aube se lève franchement.
Quand je finis par regagner la plage, ma planche sous le bras, le ciel a perdu sa belle couleur tendre et se pare déjà d’un bleu dur. Et ma bulle de bonheur disparaît dans un « plop » désagréable. J’ai pourtant pris la précaution de venir très tôt, pour ne croiser personne, comme à chaque fois que je viens surfer depuis deux mois. Pas encore assez tôt, apparemment… Deux filles arrivent en courant, à l’autre bout du parking où j’ai garé ma voiture. Et merde. Leurs queues de cheval d’un blond hawaïen se balancent au rythme de leur foulée régulière, elles discutent en souriant, elles ont l’air sympa. L’espace d’un instant, je me prends à espérer que je vais y échapper. Les deux coureuses ne m’ont pas vue, je peux encore me planquer derrière ma planche. Avec un peu de chance… Hélas, le destin est un enfoiré, je suis bien placée pour le savoir, et je n’ai pas le don de l’invisibilité. Je perçois le moment exact où elles me reconnaissent, leurs traits se durcissent.
— Espèce de tarée psychopathe ! me jette brusquement la première fille quand elle arrive à ma hauteur.
Ses traits sont crispés par la haine ou la peur. Un mélange des deux, certainement. Je lui fais un doigt d’honneur, le visage impassible alors que ça bouillonne à l’intérieur de moi. La seconde se contente de me cracher dessus. Sa salive s’écrase contre ma joue en une écœurante traînée. Elles ne s’arrêtent même pas, et poursuivent leur route d’un pas désormais rageur. Le sentiment de paix qui m’habitait explose soudain en éclats tranchants. Mille douleurs aiguës viennent se planter sous ma peau.
Un quart de seconde, et tout bascule.
Je l’ai répétée si souvent, cette phrase, que j’ai l’impression qu’elle est tatouée directement au fer rouge sur mon âme. Le sac de frappe de mes cours de boxe me manque terriblement. J’ai besoin de cogner méthodiquement, à m’en exploser les mains et les pieds… J’ai envie de pleurer. Je suis si fatiguée de me battre… Je crispe les poings, et refoule mes larmes. Je n’en peux plus. Vraiment. Je suis au bout du rouleau. Ces nanas, que je ne connais pas, que je n’ai jamais vues, me haïssent. Depuis mon retour, c’est l’enfer. Je croyais avoir vécu le pire ces quatre dernières années. Je me figurais que j’obtiendrais… je ne sais pas, une sorte de rédemption, au moins. Malgré tout, j’avais confiance. L’univers me devait bien ça. Mais je me suis totalement plantée. C’est maintenant, le pire.
— Alors quoi ? Tu abandonnes ? demande la voix de Naya, dans ma tête. Tu as promis de ne pas me laisser tomber, tu t’en souviens ?
Je soupire. Évidemment, je suis consciente que ce n’est pas vraiment ma petite sœur qui parle. Mais depuis quelque temps, ma conscience a emprunté la voix de Naya, et bizarrement, ça me rassure de tenir des conversations imaginaires avec elle.
— Je n’ai pas oublié.
Il me semble entendre le petit reniflement de satisfaction qu’elle faisait tout le temps.
— Et arrête de parler de moi au passé, je ne suis pas morte ! me sermonne-t-elle dans mon imagination.
Un grondement de moteur interrompt mes pensées tordues. Un mini bus vert pomme d’un autre âge se gare non loin de moi. Je me dépêche de retirer ma combi et d’enfiler un pull par-dessus mon maillot de bain. Un type sort du véhicule, laisse traîner son regard sur mes jambes nues et émet un sifflement qu’il doit croire appréciateur. Le mouvement de bassin très explicite qui l’accompagne me fait sortir de mes gonds.
— Connard ! lancé-je.
Il a un mouvement de recul, comme si je venais de le gifler. Ça n’a rien à voir avec l’insulte : il est en train de se demander d’où il me connaît. Puis ses lèvres s’arrondissent, ses yeux s’écarquillent. L’amertume m’envahit.
Ça y est, tu me remets mon grand ?
 Qui aurait cru que les plages de la côte atlantique étaient si fréquentées, à même pas six heures du matin ? Je peux presque lire dans ses pensées. Un autre le rejoint et il s’exclame, suffisamment fort pour que je l’entende :
— T’es taré ? C’est une des sœurs Jensen. Tu sais, celle qui…
Il baisse d’un ton. Certaines choses ne se disent pas tout haut. Le mot monstre est certainement tatoué sur mon front, parce qu’ils reculent tous les deux et me tournent le dos tout en sortant leurs planches du coffre. Je retiens le hurlement inutile qui me brûle la gorge et m’engouffre dans mon auto. Je fais demi-tour en faisant gronder mon moteur, et m’enfuis lâchement, partagée entre une rage violente et une extrême lassitude. Ça pulse dans mes tripes, ça se consume dans mes veines. Colère et chagrin inconsolable me submergent. J’ai à peine roulé cinq minutes, que je suis obligée de m’arrêter sur le bas-côté envahi par le sable. Je ne vois plus rien, mes yeux sont noyés sous les larmes. Y a-t-il un moment où l’enfer cesse ? Je pose ma tête sur mes bras, contre le volant, secouée par les sanglots qui me déchirent. Recroquevillée sur mon fauteuil, je me tasse à l’intérieur de moi, je me noie, je suffoque. J’enfonce mes ongles dans ma peau, frappe mon volant. Putain ! J’en ai tellement assez de tout ça ! Assez d’encaisser, assez d’avoir honte, assez de ne plus avoir le moindre moment de répit. Le surf est la seule parenthèse de lumière et de paix de mes journées, et si même ça m’est désormais arraché, autant crever !
— Arrête, Sian ! chuchote ma sœur sous mon crâne. Tu n’es génétiquement pas programmée pour le suicide. Tu n’abandonnes pas, c’est comme ça.
— Parfois, qu’est-ce que j’aimerais, pourtant… Je n’en peux plus d’avoir mal…
— Je sais, me glisse Naya. Je suis tellement désolée !
Une peine immense et inconsolable m’étouffe. Je pleure sur moi, sur la culpabilité qui me lacère le cœur, sur ma sœur et sur l’injustice de la vie, qui vous fait basculer en enfer en l’espace d’un claquement de doigt.
Quand j’arrive à la maison, je prends le temps de ranger mes affaires dans le garage, et de lancer une lessive. Dans mon crâne, un marteau-piqueur fou s’est installé, conséquence de ma crise de larmes-raz de marée. Je ne suis pas pressée de rentrer. À vingt-huit ans, j’ai dû retourner vivre dans ma chambre d’adolescente… Ça devait être une solution temporaire, en attendant que je trouve un emploi. Mais ça fait deux mois que la situation s’éternise. Et même si j’adore mes parents, je n’en peux plus de rester entre ces murs qui nous ont vues grandir, Naya, Kim et moi. Trop de souvenirs, à chaque pièce, chaque décoration sur les étagères, chaque odeur.
— Tu aurais dû la raisonner, me répète sans cesse Kim ma sœur aînée, dès que nous avons le malheur de nous croiser. C’est de ta faute ! Tout est de ta faute.
Comme si je l’ignorais… Les cauchemars m’assaillent en continu depuis plus de quatre ans. Parfois, ils me sautent dessus même en plein jour. Je suis en train de me servir un verre d’eau, et soudain l’image de Naya s’impose à moi avec violence, tétanisant mes muscles et paralysant mon cerveau. Je traverse la route, et brutalement il est là, en face de moi. Je perds pied, je suffoque, je panique, et il faut qu’on me secoue par le bras pour que je réintègre cette dimension, l’estomac en vrac et le cœur battant à cent mille à l’heure.
— Sian, tu es rentrée ? m’appelle papa. Rejoins-nous au salon. Ta mère a préparé du café. Il faut qu’on parle.
Je prends le temps de sécher mes cheveux roses, presque rasés derrière, et coupés en carré plongeant devant : je déteste quand des gouttes d’eau viennent couler le long de mon cou en longues glissades froides. C’est sans doute une aversion ridicule, vu que la température de l’océan est glaciale et que j’ai dégringolé de ma planche plus d’une fois tout à l’heure… Je m’assois face à mes parents, dans le vieux canapé du salon. Instantanément, mes doigts cherchent l’accroc sur l’accoudoir. C’est notre chienne, Opio, qui l’a griffé lorsqu’elle était un jeune chiot. Mon père a posé son bras autour des épaules de ma mère, qui me dévisage de ses grands yeux bridés. Je ne peux m’empêcher de sourire en les voyant côte à côte : ma mère minuscule et fragile beauté thaïlandaise, et mon père un géant roux descendu de son Danemark natal, aux bras plus épais que les cuisses de son épouse. Pourtant, personne ne s’y trompe : dans leur couple, c’est bien Linh qui possède le caractère trempé. Et tous deux s’aiment d’un amour qui aurait pu être idyllique, si je n’avais pas tout fichu en l’air. Mon sourire s’éteint. Retour à la case départ.
— Chaton, commence papa, je pense qu’il faut aller de l’avant. Tu as essayé, personne ne peut te le reprocher. Dieu sait que tu t’es montrée courageuse, mais…
— Ça ne fonctionne pas, achève maman. Alors on doit chercher ailleurs. Il faut que tu changes d’air.
— Kim sera folle de joie…, ne puis-je m’empêcher de commenter.
Mon père secoue la tête avec fatalisme.
— Pour elle aussi, c’est compliqué, tu sais.
Je soupire. Pour nous tous, c’est compliqué. Naya était notre soleil, la petite sœur toujours entourée, couvée, adorée. Kim en tant qu’aînée l’a choyée plus encore que moi, c’était « son » bébé, en quelque sorte, même si notre sœur venait d’achever sa licence de psycho. Et elle ne me le pardonne pas. C’est une sorte de génie de l’informatique, et si elle est particulièrement douée pour faire chanter les lignes de code et les programmes cryptés, elle gère très mal les émotions humaines. Naya était la seule qui la rendait accessible aux émotions. Ma mère reprend. Elle a toujours visé l’efficacité avant tout, mais depuis mon retour, elle a pris l’habitude de couper court aux discussions qui risquent de déraper. On n’en parle pas, on avance.
— J’ai pris la liberté d’appeler Isabelle, me dit-elle, tu sais, mon amie d’enfance ? Elle est d’accord pour te prendre à l’essai.
Je ne peux cacher mon étonnement.
— Tu lui as tout expliqué ?
— Oui, et elle accepte de t’embaucher, si tu conviens pour le poste, bien sûr.
Il faudrait donc garder foi en l’humanité ? Désolée, l’univers, je ne suis pas d’accord. Fallait y réfléchir avant.
Je ne sais par quel miracle, maman a su conserver son amie, vu que tous les miens se sont barrés lâchement. Isabelle et maman ne se voient plus qu’une fois de temps en temps, pourtant elles s’appellent encore plusieurs fois par an. Sa copine possède un vaste domaine à la montagne. Les clients viennent pour se balader en traîneau à chiens, ou randonner avec un guide lorsque la saison le permet. Je n’y suis jamais allée, mais mes parents y ont passé un week-end ou deux, avant ma naissance. Ils en parlent toujours avec des étoiles dans les yeux. Et Opio, la merveilleuse malamute de mon enfance, est née dans leur élevage.
Si j’accepte, je serai privée de mon cher océan et du bruit des vagues, qui seul sait m’apaiser et m’empêche de perdre pied. Il m’a accompagnée toutes ces années, même si j’étais loin de lui. Mais surtout, je serai privée de ma famille, de Naya. Et en même temps, ce n’est pas vraiment comme si j’avais le choix : pour me reconstruire, je dois prendre le large, m’installer loin d’ici. Je hoche la tête, et je lis le soulagement sur leur visage. J’ai beau afficher l’indifférence, ça me déchire quand même le cœur de les voir heureux de mon départ…
— Isabelle t’attend dans une semaine, précise maman. Tu t’occuperas du chenil, et du matériel. Des chiens, aussi. Et tu seras logée.
Je me redresse, carre les épaules. Bien. J’ai vécu pire. J’ai carrément vécu quatre ans d’enfer. Là, il s’agit simplement d’un nouveau départ. C’est positif, les nouveaux départs, non ?

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